Le Lièvre

Le Lièvre est assez commune bête, aussi n’y a-t-il pas lieu de le décrire, car il y a peu de gens qui n’en aient vu. Ils vivent des blés et autres gagnages, d’herbes, de feuilles, des écorces des arbres, de raisins et d’autres fruits. C’est une très bonne petite bête qu’un lièvre et sa chasse a plus d’agrément que celle d’aucune bête du monde, pour cinq raisons, encore que ce soit si petite chose. L’une est que la chasse aux lièvres dure toute l’année, sans avoir à les ménager, ce qui n’est le cas d’aucune autre bête. Et on peut les chasser au soir comme au matin. Au soir, quand ils sont relevés; au matin, quand ils sont au gîte. Et non pas les autres bêtes, car, s’il pleut au matin, vous aurez perdu votre journée, ce qui n’arrive pas avec le lièvre. L’autre est que quérir et chercher un lièvre est très belle chose, surtout si on le fait comme je le fais; car il convient que mes chiens l’aillent trouver par maîtrise et quérir point par point, en défaisant tout ce qu’il aura fait la nuit, depuis sa pâture jusqu’à ce qu’ils le fassent sortir. Et c’est belle chose, quand les chiens sont bons et le savent faire. Et un lièvre ira bien parfois à son gîte à une demi-lieue de sa pâture, spécialement en pays plat. Et quand il est sorti, c’est belle chose, car il échappera par aventure à vingt ou trente lévriers, tant il court vite. Et c’est belle chose aussi que la chasse des chiens pour le prendre à force, car il fuit bien longuement et malicieusement. Un lièvre fuira deux lieues ou plus, et au moins une lieue, si c’est un vieux lièvre ou un mâle. Donc la chasse du lièvre est très bonne, car elle dure toute l’année, comme j’ai dit; et le quérir est très belle chose, et le poursuivre aux lévriers, belle chose, et le prendre à force, belle chose, car c’est grande maîtrise, pour les subtilités et malices qu’il fait. Quand un lièvre se relève pour aller à la pâture ou qu’il s’en revient à son gîte, volontiers il va et vient par un chemin, et par là où il va et revient, il ne peut souffrir qu’il y ait brindille ni herbe qui le touche. Il commence par les briser avec les dents et faire son sentier. Parfois il va demeurer à une demi-lieue au moins de sa pâture, parfois tout près. Mais pour si près qu’il en demeure, il ne manquera pas de tourner un quart de lieue ou plus loin de là où il aura viandé, et puis il s’en revient demeurer près de sa pâture. Et où qu’il aille demeurer, près ou loin de sa pâture, il y va si malicieusement et si subtilement qu’il n’est homme du monde qui dise qu’un chien puisse refaire ce qu’il a fait et le retrouver; car il ira un trait d’arc ou plus dans un sens, et puis reviendra d’autant sur ses pas, et puis reprendra d’autre part, et fera cela dix ou vingt fois; puis il s’en viendra en fort pays et feindra d’y demeurer et croisera dix ou douze fois et y fera ses ruses; puis il prendra un faux sentier et s’en ira bien loin. Et il fera plusieurs fois de telles feintes avant de regagner son gîte. Le lièvre ne se juge ni par le pied, ni par les fumées, car toujours il les jette d’une seule manière, sauf quand il va en amour, où il jette ses fumées plus sèches et plus menues, surtout le mâle. Le lièvre ne vit pas longtemps, car c’est à peine s’il dépasse la septième année, quand on ne le chasse ni ne le prend. Il entend bien, mais il voit mal. Il a grand pouvoir de courir à cause de la sécheresse de ses nerfs. Il sent peu et a très peu de vent. Quand on le cherche et que les chiens aboyent, il s’en va par peur des chiens. Parfois on le voit gisant en son lit, et il arrive que les chiens le prennent avant qu’il ne se meuve. Ceux qui demeurent, si bien qu’on les voit au lit, sont généralement de forts lièvres et bien courants. Le lièvre qui fuit les deux oreilles droites n’a guère peur et se sent fort. Encore, quand il tient une oreille droite et l’autre basse sur l’échine, il méprise tous les chiens et les lévriers. Un lièvre qui, à son départ du gîte, regimbe et dresse la queue sur l’échine comme un lapin, montre qu’il est fort et bien courant. Le lièvre fuit de diverses manières, car certains fuient tout droit, tant qu’ils peuvent tirer, une ou deux lieues, puis ils fuient et refuient sur eux-mêmes et s’arrêtent quand ils n’en peuvent plus; et ils se font prendre, sans que de tout le jour on les ait vus, la première fois qu’ils ressautent, parce qu’ils sont à bout de forces. D’autres fuient un peu et puis demeurent et font cela bien souvent, et puis prennent leur fuite si loin qu’ils peuvent pour mourir. D’autres enfin se font prendre en leur gîte même, surtout si ce sont de jeunes lièvres qui n’ont point dépassé la demi-année. On reconnaît à l’aspect de leurs jambes de devant, quand les lièvres ont passé un an. Ainsi fait-on du chien, du renard et du loup, à un petit os qu’ils ont dans l’os qui est près des nerfs, où il y a un creux entre deux. Parfois, quand les lévriers les courent ou que les chiens les chassent, ils s’enfoncent sous terre comme un lapin, ou dans les creux des arbres, ou ils traversent une grande rivière. Les chiens ne les chassent pas aussi bien les uns que les autres pour quatre raisons : la première est que, quand les lièvres sont engendrés de la race des lapins, comme ils sont en garennes, les chiens ne les sentent pas si bien; la seconde que, de leur nature, les lièvres ont plus de vent les uns que les autres, et pour cela les chiens les sentent mieux les uns que les autres : ainsi qu’une rose a plus de parfum qu’une autre, encore que toutes soient des roses; la troisième, que certains fuient de telle manière que les chiens chassent toujours après tout droit, tandis que les autres vont s’ébattant, tournaillant et s’arrêtant, si bien que les chiens passent outre et les perdent le plus souvent; la quatrième tient au pays par où ils fuient, car s’ils fuient par le couvert les chiens les sentiront mieux que s’ils fuient par la campagne ou le chemin, par ce qu’ils touchent de tout leur corps les herbes dans le pays fort. Et quand ils vont par les chemins ou les campagnes, ils n’y touchent que du pied, si bien que les chiens ne les peuvent tant sentir; et je dis aussi qu’un pays est plus doux et plus aimable pour sentir que n’est un autre. Le lièvre se tient volontiers dans un pays et s’il a la compagnie d’un autre ou de leurs petits, il vit en groupe de cinq ou six. Jamais ils ne laisseront approcher, en toute la région qu’ils occupent, aucun lièvre étranger, sauf s’il est de leur nature. Et pour cela dit-on que plus on chasse de lièvres, plus on en trouve, car, quand dans un pays il y a peu de lièvres, on doit les chasser et les prendre, afin que ceux du voisinage viennent dans cette contrée. Des lièvres, les uns vont plus vite et sont plus forts que les autres, comme il en est des hommes et des autres bêtes. Et aussi la nourriture et le pays où ils demeurent y font pour beaucoup; car, quand un lièvre demeure en pays plat où il n’y a point de buissons, ces lièvres sont volontiers forts et allants; et aussi quand ils mangent deux herbes, appelées l’une le serpolet et l’autre le pouliot, ils sont forts et courent vite. Les lièvres n’ont point de saison pour leurs amours, car il n’y aura jamais de mois dans l’année qu’il n’y en ait de chauds; toutefois, habituellement, leur grand amour est au mois de janvier, et en ce mois, mâles et femelles vont plutôt ensemble qu’en autre temps de l’année; et de mai jusqu’aux vendanges, ils sont plus lâches, car ils sont chargés d’herbes et de fruits, ou bien les femelles sont pleines, ou habituellement elles ont leurs levrauts. Les lièvres demeurent en divers pays et selon le temps, car les uns demeurent dans les fougères, les autres dans les bruyères, d’autres dans les blés, d’autres dans les guérets, d’autres dans les bois. En janvier et février, ils demeurent volontiers dans les guérets; et en avril et en mai, dès que les blés sont hauts et peuvent les couvrir, ils demeurent volontiers dans les blés; et quand les blés commencent à s’enlever, ils demeurent dans les vignes; et l’hiver dans les épaisses bruyères, dans les buissons et dans les haies, et toujours volontiers à l’abri du vent et de la pluie; et s’il fait un peu de soleil, ils s’exposent volontiers aux rayons du soleil; car un lièvre, de sa nature et de son sens, connaît une nuit d’avance le temps qu’il fera le lendemain, et ainsi il se garde le mieux qu’il peut du mauvais temps. Les hases portent deux mois leurs levrauts et, quand elles ont mis bas, elles les polissent de la langue, ainsi que fait une lice. Et puis elles s’enfuient au loin et vont quérir volontiers le mâle, car si elles demeuraient avec leurs levrauts, volontiers les mangeraient. Et si elles ne trouvent le mâle, elles reviennent au bout d’un certain temps à leurs levrauts qu’elles nourrissent et allaitent pendant vingt jours environ. Une hase porte communément deux levrauts, mais j’en ai bien vu qui en portaient six, cinq, quatre et trois. Et si, trois jours après qu’elle a mis bas, elle ne trouve le mâle pour se faire couvrir, les levrauts seront mangés par elle. Quand ils sont en leur amour, ils font ainsi que les chiens, mais ils ne se lient pas ensemble. Ils ont leurs levrauts en quelque petit buisson ou haie, ou dans des touffes de bruyères ou d’ajoncs, ou dans les blés, ou dans les vignes. Si vous trouvez une hase et qu’elle ait mis bas le jour même que les lévriers la courent ou que les chiens la chassent, et que vous y retourniez le lendemain, vous constaterez qu’elle aura déplacé ses levrauts en les portant avec les dents, comme fait une lice avec ses petits. On prend les lièvres soit aux lévriers et aux chiens courants à force, aux pochettes ou bourses, aux filets et réseaux et avec de menues cordelettes, en les tendant là où le lièvre aura fait ses brisées en allant à sa pâture, comme j’ai dit plus haut. Quand elle est en chaleur, si la hase passe par un lieu où il y a des lapins, elle en emmènera la plus grande partie derrière elle, car ils la poursuivront, comme les chiens font des lices chaudes.