Le Sanglier

Le Sanglier est assez commune bête, aussi n’y a-t-il pas lieu de le décrire, car il y a peu de gens qui n’en aient vu. C’est la bête du monde qui a les plus fortes armes et qui tuerait le plus tôt un homme ou une bête; et il n’est nulle bête qu’il ne tuât seul à seul, plutôt qu’elle ne le tuât, même le lion ou le léopard, s’ils ne lui sautent sur l’échine, là où il ne peut parvenir à les atteindre avec ses défenses. Car ni les lions ni les léopards ne tuent un homme ou une bête d’un seul coup, comme il fait; il convient en effet qu’ils tirent et égratignent des ongles et mordent des dents, et le sanglier tue d’un seul coup, comme on ferait d’un couteau, si bien qu’il aurait tué avant de l’être. C’est une orgueilleuse et fière bête et périlleuse, car j’en ai vu parfois arriver bien des maux : j’en ai vu un frapper un homme du genou jusqu’à la poitrine, le fendre et le jeter mort d’un seul coup, sans souffler mot; et moi-même j’ai été porté maintes fois à terre, moi et mon coursier, et mon coursier tué. Ils vont en leur amour aux truies environ la Saint-André et leur grande chaleur dure trois semaines et, bien que les truies soient refroidies, le sanglier ne se retrait pas d’elles, comme fait l’ours, mais il demeure en leur compagnie et se joint à elles, et ils vivent ensemble jusqu’après l’Epiphanie. Et alors ils se séparent des truies et vont prendre leurs buissons et quérir leur vie tout seuls et tout seuls demeurent jusqu’à la fin de l’année où ils vont aux truies, et alors on les appelle hôtes, car ils ne restent pas une nuit où s’en trouve un autre, sauf s’ils y ont à manger, car toutes mangeures leur font défaut, comme glands, faînes et autres choses. Parfois un grand sanglier a bien un autre sanglier avec lui, mais c’est rare. Ils naissent en mars et une fois l’an vont en amour. Et peu de truies portent deux fois l’an, surtout les sauvages, mais j’en ai bien vu. Ils vont parfois bien loin à leurs mangeures et se relèvent pour aller à leur mangeure entre nuit et jour; et ils s’en reviennent à leur gîte, avant qu’il soit jour, mais si, parfois, le jour les surprend en chemin, ils demeurent volontiers en quelque petit fort, là où le jour les a surpris, jusqu’à ce qu’il fasse nuit. Ils ont le vent du gland autant ou plus que l’ours; ils vivent d’herbes, et, surtout en mai, de fleurs qui leur font renouveler le poil et la chair; et certains bons veneurs disent qu’en ce temps-là, grâce aux herbes et aux fleurs qu’ils mangent, ils portent médecine, mais je ne l’affirme pas. Ils mangent tous fruits et tous blés, et quand tout cela leur fait défaut, ils fouillent du bout du museau, qu’ils ont très fort, bien profondément dans la terre, pour quérir les racines de la fougère et de l’asperge et d’autres encore dont ils ont le vent sous la terre; c’est pourquoi j’ai dit qu’ils ont très grand vent. Ils vermillent et mangent toutes vermines et toutes charognes et ordures. Ils ont le cuir et la chair épais, spécialement sur l’épaule. Et quand ils vont aux truies, leur saison commence à la Sainte-Croix de septembre jusqu’à la Saint-André, qu’ils vont aux truies, car ils sont en leur graisse quand ils sont retraits des truies; les truies ont leur saison jusqu’à ce qu’elles aient eu leurs pourceaux. Quand on les chasse, ils se font volontiers aboyer au partir du lit, pour l’orgueil qu’ils ont, et courent sus aux chiens et certains même aux hommes. Mais, quand il est échauffé ou courroucé ou blessé, le sanglier court sus à tout ce qu’il voit devant lui. Il demeure au plus fort bois et au plus épais qu’il peut trouver, et fuit par le couvert et le fort, car il ne voudrait pas qu’on le vît, parce qu’il ne se fie point à sa fuite, mais à sa défense et à ses armes, et il s’arrête souvent et se fait souvent aboyer. Un grand sanglier surtout fuit longuement quand les chiens le chassent; spécialement une fois qu’il a trotté et pris un peu d’avantage sur les chiens de la meute, jamais ces chiens ne le rapprocheront, si on ne lâche contre lui de nouveaux chiens de relais. Il fuira bien du soleil levant jusqu’au soleil couchant, si c’est un jeune porc de trois ans. Au troisième mois de mars, en comptant celui où il est né, il se sépare de sa mère et peut engendrer au bout d’un an. Ils ont quatre dents : deux en la barre de dessus et deux en la barre de dessous; je ne parle pas des petites qui sont comme celles d’un autre porc. Les dents de dessus ne lui servent à rien qu’à aiguiser celles de dessous et à les rendre tranchantes; et celles de dessous s’appellent les armes ou limes du sanglier, avec quoi il fait le mal. Celles de dessus s’appellent grès, car elles ne servent qu’à ce que j’ai dit. Et quand ils sont aux abois, ils les affilent toujours en les frottant l’une contre l’autre pour les rendre mieux tranchantes et plus aiguës. Quand on les chasse, ils se souillent volontiers dans la boue et, s’ils sont blessés, c’est un remède que de se souiller. Le porc qui a trois ans ou plus fait plus de mal et court plus vite qu’un vieux sanglier, ainsi qu’un homme jeune vis-à-vis d’un vieux. Mais le vieux sanglier se fait tuer plus tôt, car il est orgueilleux et pesant et ne peut ni ne daigne fuir, mais aussitôt il court sus à l’homme et frappe de grands coups, pas si hardiment toutefois que le jeune sanglier. Il entend très clairement et, quand on le chasse et qu’il vient hors du buisson ou de la forêt d’où on le chasse, pour vider le pays, il hésite à prendre la campagne ou à laisser sa forteresse, et pour cela il passe la tête hors du bois avant d’en sortir tout le corps, et là il demeure, écoute et prend le vent de toutes parts. Et s’il sent alors quelque chose qui puisse lui nuire du côté où il veut aller, il s’en retourne dans le bois et jamais il ne sortira par là, quand toutes les défenses et huées du monde y seraient; mais une fois qu’il s’est mis en chemin, il ne laisserait à aucun prix de le poursuivre. Quand il fuit, il fait peu de ruses, à moins qu’il ne veuille demeurer, mais il court sus aux chiens et aux gens. Même si on le frappe ou si on le blesse, il ne se plaint point, ni ne crie mais, quand il vient courre sus aux hommes, il menace fort en grognant. Mais tant qu’il se peut défendre, il se défend sans se plaindre, et quand ils ne se peuvent plus défendre, il y a peu de sangliers qui ne se plaignent et crient, quand ils sont sur le point de mourir. Ils jettent leurs laissées comme font les autres porcs et selon que leurs mangeures sont molles ou dures, mais on ne les porte pas à l’assemblée et on ne les juge pas comme on fait pour le cerf ou autres bêtes rousses. C’est tout au plus si un sanglier vit vingt ans. Il ne change jamais ses dents ni ne les perd, si ce n’est par suite d’un coup. A propos de toutes les bêtes mordantes, on dit les traces, et pour les bêtes rousses, le pied ou les voies; et l’on peut appeler les unes et les autres routes ou erres. Leur sain est bon, ainsi que celui des autres porcs privés et leur chair aussi. Certains disent qu’on reconnaît à la jambe de devant du sanglier combien il a d’années, car il a autant de petites fossettes à la jambe qu’il a d’années; mais je ne l’affirme pas. Les truies emmènent avec elles leurs pourceaux, deux portées sans plus; puis elles chassent ceux de la première portée loin d’elles, car ils ont déjà deux ans et trois mois en comptant celui de leur naissance. Bref, elles ont toute la nature des autres truies privées, sinon qu’elles ne portent deux fois. Quand elles sont irritées, elles courent sus aux hommes, aux chiens et aux bêtes, ainsi que le sanglier. Et si elles ont mis un homme à terre, elles s’acharnent sur lui plus que ne fait un sanglier. Mais elles ne peuvent pas tuer comme un sanglier, car elles n’ont pas de telles dents; mais elles font parfois bien du mal en mordant. Les sangliers et les truies se souillent volontiers chaque jour, quand ils vont à leurs mangeures, ou quand ils en reviennent, et ils affilent parfois leurs dents aux arbres, quand ils s’y frottent et se débarrassent de leur souillure.